Sylvette la petite grenouille des montagnes et les trappeurs

Echappée d'un bénitier à moitié plein, Sylvette, la petite grenouille des montagnes, saute d'abord sur la pierre de Volvic, sculptée avec amour par un artisan talentueux du pays des volcans d'auvergne, regarde de ses yeux tout ronds à droite puis à gauche et d'un bond digne des plus grands acrobates, elle atterrit sur l'une des dalles de l'allée centrale de cette église qui n'a plus de curé à demeure.

Certes, elle n'est pas plus dévote que les autres grenouilles mais pour entreprendre et réussir le voyage tant et tant espéré, il faut qu'elle fasse brûler un cierge, qu'elle s'agenouille et prie la Vierge de lui donner assez de force, de volonté, de souplesse, de persévérance.

Elle allume même un deuxième cierge : "Au diable l'avarice !" pense-t-elle, cierge destiné au Christ afin de doubler la chance. Et aussi parce que Sylvette la petite grenouille des montagnes est intelligente, allez donc savoir pourquoi… A moins que ce ne soit pour faciliter celui qui écrit son histoire. Il est des conteurs, amis des grenouilles, qui ont un certain pouvoir.

Par bons successifs, Sylvette quitte l'église alors que les deux cierges, de leurs flammes aux couleurs bleu-jaune-rouge, illuminent le visage bon enfant de la Vierge et du Christ. A n'en pas douter, elle est sous bonne protection, la petite grenouille des montagnes.

Là-haut, tout au bout du clocher, le coq n'a qu'un regret :

- Etre de fer, certes forgé, mais incapable de m'envoler pour accompagner Sylvette et loin du regard indiscret de Marie, la Sainte Vierge, du Christ et de tous les saints, miam, miam, la manger!

Elle saute à qui mieux mieux et par des sentiers ombragés, aux senteurs de printemps, elle continue son bonhomme de chemin, soufflant un peu ça et là, surtout dans les côtes, gobant quelques mouches, les yeux toujours grands ouverts sur un monde qu'elle découvre avec ravissement.

Elle épouse les herbes naissantes et se confond avec la fraîcheur verdoyante des pâturages et des haies buissonnantes et fleuries.

Et au fil des sauts, des bons, des galipettes, Sylvette croit qu'elle est chez elle, en un royaume rêvé depuis longtemps, depuis le jour où un sacristain maladroit l'a versé dans le bénitier en même temps que l'eau.

Elle se plaît, elle se complaît dans les herbes parfumées ; elle respire à pleines narines, elle gonfle son jabot, elle plonge dans l'eau des sources, s'y baigne, refait surface et s'évade vers les sommets. Quelques grenouilles grises l'invitent à rester quelques jours avec elles mais Sylvette veut voir plus grand, plus haut.

Un crapaud la surprend et tente de la chevaucher ; en l'absence d'ardeur, il la délaisse un moment puis la suit avec l'espoir de la séduire. Depuis que sa crapaude favorite l'a quitté pour d'autres crépuscules où des enfants lui offrent des cigarettes, le crapaud cherche une nouvelle compagne, loin de la crapaudière. Et c'est au moment où il espère l'avoir trouvée que la main d'un sorcier, l'attrape et le met dans un sac. Après avoir extrait de la tête, "la pierre du crapaud", bénéfique pour soigner certains maux, ce sorcier, un bon sorcier, saura soulager ses semblables.

Sylvette évite tous les piéges qui jalonnent les sentiers de l'évasion : pierres, rocailles, rochers, racines tentaculaires des sapins et des hêtres ; elle évite aussi les hommes qui aiment les cuisses de grenouilles. Elle devient un peu bohème, se laisse griser par le ciel, le soleil, les étoiles, la lune qui font une danse tourbillonnante dans sa tête. Elle se nourrit autant de rêves que d'insectes et leste ses yeux ronds d'illusions.

- Ah ! les sommets, les hauts sommets, ça m'enivre !

 Puis elle paresse dans les joncs, dans les fougères, dans les sentires abrupts, évite les grenouillères, l'insouciance de son jeune âge étant le seul guide de ses sauts, de ses bonds. Et ceux-ci sont de plus en plus rares, de plus en plus pesants.

- La montagne, c'est fatigant ! soupire-t-elle en s'épongeant le front à l'aide d'une feuille de pissenlit.

Mais de nouveau, son enthousiasme l'anime de rêves, de délices, de folies. Et c'est alors que les trois jeunes trappeurs du Mont-Dore la découvrent, la regardent, les yeux aussi ronds, aussi étonnés que les siens.

- Oh ! une grenouille ! s'exclame Samy

- Et une chouette, une super grenouille ! renchérit Matthieu.

- Une belle, une gentille grenouille, dit Lolita.

- On l'attrape ? questionne Samy en quête d'émotions plus ou moins fortes.

- Voui, ajoute Matthieu, friand de découvertes, on l'attrape et on l'emporte à la maison.

- Faut la laisser dans son royaume, décrète Lolita, amoureuse des bêtes et désireuse de les laisser dans leur milieu naturel.

La grenouille, en ces instants d'écoute des trois jeunes trappeurs qui vivent au cœur du Massif du Sancy, n'a aucune envie de se faire aussi grosse que le bœuf du père Léonard. Et si elle pouvait entrer en terre, elle n'hésiterait pas. Mais imiter la taupe, elle ne peut pas. Quant au plongeon dans une mare, un ruisseau une cressonnière, c'est impossible : ne s'est-elle pas éloignée de tout point d'eau ? ah ! pour sûr, elle regrette la Grande Cascade !

Alors, elle use de son langage :

- Je m'appelle Sylvette. Et vous ?

Les trois jeunes trappeurs qui ont entendu d'autres paroles et des plus surprenantes, applaudissent :

- Super ! une grenouille qui parle, super, super !

- C'est décidé, on l'attrape, précise Samy.

- Vous l'attrapez si vous voulez, moi pas, répond Lolita dont le clair regard est une supplique pour la liberté de la petite grenouille des montagnes.

"Le bénitier, même à moitié plein, dans l'église fréquentée tous les mois par le curé Renaud, en ces instants de peur, serait le bienvenu pour un plongeon bienfaisant ! pense Sylvette. Mais d'eau, bénite ou non, point !"

 - Lolita la trouille, lance Samy qui, d'un geste sûr, empoigne la grenouille apeurée.

- On la gobe, dit Matthieu toujours blagueur.

Voui, on la gobe pour rire dans notre spectacle.

A l'écoute de ces paroles, Sylvette est de plus en plus terrifiée. Elle qui a fuit les pêcheurs de grenouilles, la voilà aux mains de jeunes trappeurs affamés. Et pour récompense de ses efforts dans l'évasion, elle va être mangée !

A genoux dans la main de Samy, elle implore :

- Je vous en supplie, ne me mangez pas ! Si vous me laissez la vie, je vous obéirai. Et vous pourrez me demander tout ce que vous voulez.

- Tout ? reprend Matthieu de plus en plus intrigué mais très intéressé par le langage de Sylvette, la petite grenouille des montagnes.

- Oui, je pourrai exaucer tous vos vœux.

Elle est capable de mentir, de mentir si bien, que les jeunes trappeurs enthousiastes, sont prêts à la croire.

- Si tu pouvais te métamorphoser en princesse de treize ans, ce serait super, renchérit Matthieu.

- Tu délire ! s'exclame Samy.

- Une grenouille qui devient princesse, ajoute Lolita, tu planes !

Elle n'essaie même pas, la petite grenouille des montagnes ; elle voudrait bien être une princesse, tout autant pour prouver à Matthieu qu'elle en est capable que pour se vêtir d'une robe à paillettes dorées et se parer de bijoux. Elle voudrait bien mais le peut-elle ?

C'est un gros bocal de verre transparent qui l'accueille, dans l'eau limpide de La Dordogne, eau renouvelée tous les jours par Lolita. Et elle vit ses ébats dans la joie.

Artiste comblée pour un spectacle permanent, Sylvette n'éprouve aucun désir d'évasion, espérant tout de même que la fée des petites grenouilles des montagnes, un jour prochain, la touchera de sa baguette magique.

Et le miracle a eu lieu. En promenade vers le Capucin, moine de lave qui domine Le Mont-Dore, j'y ai vu la plus jolie des princesses et foi de conteur d'étoiles, je vous jure que c'est vrai.

Elle valse avec le vent des montagnes. Pour charmer Matthieu…

 

Marcel Bénézit

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